De Dakar à Abidjan, en passant par Kigali ou Cotonou, un vent d’indépendance technologique souffle sur le continent. Face à la domination des géants américains et chinois de l’intelligence artificielle, l’Afrique francophone affiche désormais une ambition claire : concevoir ses propres modèles d’IA souverains, ancrés dans ses langues, ses données et ses réalités culturelles.
Depuis 2023, l’émergence de ChatGPT, Gemini et autres Mistral a démontré la puissance de l’IA générative. Mais ces modèles mondiaux restent majoritairement entraînés sur des données anglophones et occidentales, marginalisant les langues africaines et les contextes locaux. “Nous ne voulons pas être de simples consommateurs de technologie, mais des créateurs de nos propres outils cognitifs”, déclarait récemment Karim Sy, entrepreneur sénégalais et fondateur de Jokkolabs. L’enjeu dépasse la technologie : il s’agit d’une question de souveraineté numérique et culturelle.
Plusieurs initiatives pionnières incarnent ce virage stratégique. Au Sénégal, le projet “WolofGPT”, soutenu par l’Université Cheikh Anta Diop, vise à développer un modèle linguistique entraîné sur des corpus en wolof et en français. En Côte d’Ivoire, la startup Genius AI s’appuie sur des bases de données locales pour concevoir des outils d’assistance vocale adaptés aux dialectes régionaux. Et au Maroc, le Laboratoire national d’IA et de Big Data explore des solutions de traduction automatique pour renforcer l’interopérabilité entre l’arabe, le français et les langues africaines.
Ces initiatives, encore fragmentées, s’appuient de plus en plus sur une logique de mutualisation régionale. L’Union africaine, via son Agenda pour la transformation numérique 2030, encourage la création de modèles d’IA “ouverts, inclusifs et africains”. De son côté, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) a lancé un fonds pour l’IA francophone, destiné à soutenir la recherche et les startups locales. Objectif : développer des architectures linguistiques multilingues, capables de traiter le français et ses déclinaisons africaines, du créole haïtien au lingala congolais.
Mais construire une IA souveraine ne se limite pas à la formation de modèles. Le défi réside aussi dans l’accès à la puissance de calcul, aux infrastructures cloud et à la donnée de qualité. Or, le continent reste sous-équipé : selon l’Union internationale des télécommunications, l’Afrique ne dispose que de 1 % de la capacité mondiale de calcul haute performance. Pour combler ce retard, des partenariats émergent avec des acteurs comme Huawei Cloud, OVHcloud ou la startup kényane Africa Data Centers, qui installe des serveurs régionaux à moindre coût énergétique.
Derrière ces efforts se profile un enjeu politique majeur : garantir que l’IA africaine soit formée sur des données locales, et qu’elle réponde à des besoins concrets — agriculture, éducation, santé ou gouvernance. En d’autres termes, faire de l’intelligence artificielle un levier de développement durable plutôt qu’un simple produit d’importation.
L’Afrique francophone dispose d’un atout unique : sa jeunesse. Plus de 60 % de sa population a moins de 25 ans, et une nouvelle génération de data scientists, d’ingénieurs et de chercheurs se forme rapidement. Si les États parviennent à coordonner leurs efforts et à investir durablement dans les infrastructures et la recherche, le continent pourrait bien surprendre le monde.
La question n’est plus de savoir si l’Afrique créera ses propres modèles d’IA souverains, mais quand. Et surtout, selon quelles valeurs.
Sources : Union africaine – Agenda 2030 (2025), Organisation internationale de la Francophonie, Genius AI, Jokkolabs Dakar, Wired Afrique, Jeune Afrique Tech, MIT Technology Review.
